Discours d’Aurore Bergé au Sénat | Ministre chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations

Jeudi 3 avril 2025

Publié le | Temps de lecture : 5 minutes

SENAT - Examen en séance publique de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Président/Madame la Présidente, Madame la Présidente de la commission des lois, Mesdames les Co-rapporteures,
Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, 

« La seule chose qui dure toujours, c’est l’enfance quand elle s’est mal passée : on y reste coincé à vie. »

Les mots de Rebecca LIGHIERI, dans Il est des hommes qui se perdront toujours, sont une vérité brute.

Les 27 000 témoignages recueillis par la CIVIISE ne disent pas autre chose : 

Quand l’enfance est brisée, quand l’innocence et la confiance est trahie, le temps n'efface rien. 

Il ne répare pas. 

Il condamne seulement à survivre, à porter des blessures invisibles, parfois sans voix, souvent sans justice.

Les agresseurs savent ce qu’ils font. 

Ils élaborent des stratégies redoutables pour enfermer leurs victimes dans le silence et l’oubli

Et les emmurer durablement. 

***

La première de ces stratégies est au cœur même de l’inceste.

En s’attaquant à nos enfants, vulnérables par nature, les agresseurs le savent : ils ciblent des victimes pour qui il est impossible de parler. 

Parce que les agresseurs sont ceux en qui l’enfant devrait avoir le plus confiance : parents, grands-parents, frères, oncles, amis de la famille, figures d’autorité. 

Parce qu’ils fabriquent une fausse normalité, isolent leur proie, la dévalorisent, inversent la culpabilité et verrouillent la parole.

Pris au piège, l’enfant est prisonnier. 

Prisonnier de la sidération qui fige son corps et son esprit. 

Prisonnier de la confusion, incapable de nommer l’horreur qu’il subit. 

Prisonnier du silence, pétrifié par la peur des représailles, du rejet, de la perte d’un soi-disant « lien privilégié », de la destruction d’une famille. 

Ce silence n’est pas un choix, c’est une impossibilité. 

Une impossibilité que les bourreaux exploitent à leur avantage.

Mais si un enfant ne verbalise pas forcément, il peut quand même s’exprimer. 

Il envoie des signaux que nous, adultes, devons savoir décrypter : troubles du comportement, du sommeil, de l’alimentation…

C'est pourquoi j’ai déposé au nom du Gouvernement un amendement visant à rendre obligatoire la formation à la détection des abus sexuels pour tous les professionnels en contact avec l’enfance - enseignants, soignants, éducateurs, travailleurs sociaux, animateurs - qui deviendront autant de tiers de confiance

Nous devons systématiquement leur donner les clés pour apprendre à voir, à entendre, à détecter, à comprendre le plus tôt possible. 

***

Mais l’enfermement ne s’arrête pas là. 

Lorsqu’enfin l’enfant devenu adulte trouve le courage de parler, il se heurte à un nouveau mur

Il a fallu des années, parfois des décennies, pour se souvenir, comprendre, nommer, affronter

Et au bout de ce chemin difficile, la justice lui répond « prescription ».

Ce mot pudique pour dire « non, c’est trop tard »

Les agresseurs se servent de la prescription comme d’une arme, un rempart contre toute responsabilité.

Ils savent que le temps joue en leur faveur : les preuves disparaissent, les souvenirs s’estompent, la parole des victimes est contestée

Trop souvent, quand enfin elles trouvent la force de parler, les victimes entendent qu’elles auraient dû le faire plus tôt

Comme si c’était une simple question de volonté. 

Comme si elles n’avaient pas déjà été condamnées, enfermées dans la honte, la peur et le silence

C’est pourquoi le Gouvernement est favorable aux amendements visant à rétablir l’article 1er de la proposition de loi dans sa rédaction initiale, afin d’introduire l’imprescriptibilité en matière civile des viols commis sur des mineurs et de leur permettre, ainsi, d’obtenir réparation.

Parce que si l’affaire est classée sans suite pour les auteurs, elle ne l’est jamais pour les victimes

Parce que devant un tribunal civil, les victimes pourraient démontrer les traumatismes subis et les conséquences continues sur leur vie professionnelle, intime, familiale, sur leur santé mentale et physique.

Tout cela s’additionne dans ce que la journaliste Virginie CRESCI a appelé, dans un livre récent, « le prix des larmes » : frais de justice, hospitalisations, carrières entravées…

Aujourd’hui, « les victimes paient », écrit-elle.

L’imprescriptibilité civile consisterait au contraire à faire payer, dans tous les sens du terme, les agresseurs.

Par ailleurs, je souhaite que nous engagions une réflexion pour accélérer le circuit de réparation car l’indemnisation des victimes prend actuellement beaucoup trop de temps.

Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, 

Toutes les personnes concernées ne saisiront pas la justice.

Mais cette possibilité restée ouverte pourra les aider à maîtriser leur destin, ce dont elles ont profondément besoin car les bourreaux leur ont tout imposé.

Demander et obtenir justice et réparation, c’est reprendre le contrôle sur sa propre vie. 

Je sais les doutes qui traversent cet hémicycle mais je vous demande de considérer ce qu’un refus voudrait dire pour toutes les victimes. 

Celles qui n’ont pas pu parler.

Celles qui attendent et qui espèrent. 

***

Dans le même temps, nous devons ouvrir les yeux sur la réalité des violences faites aux femmes

Celles-ci ne se résument pas à des coups

Et d’ailleurs, les violences conjugales, ça ne commence jamais par des coups

Les femmes ne sont pas stupides. 

Si on levait la main sur elles dès le premier jour, elles partiraient en courant. 

Non, la mécanique est plus insidieuse. 

Elle est méthodique

Elle est implacable.

Le contrôle coercitif est une stratégie d’anéantissement

C'est un poison qui s’infiltre lentement dans l’existence, presqu' imperceptiblement.

 Il commence par une domination qui revêt les habits de l’amour, une attention qui se mue en surveillance, un intérêt qui devient flicage

Il surveille vos allées et venues, il exige des comptes sur vos horaires, il inonde votre téléphone de messages, il multiplie les appels sur votre lieu de travail. 

Il trie vos relations, il les filtre, il en efface.

Il décide avec qui vous pouvez parler, où vous pouvez aller, ce que vous pouvez porter. 

Il vous isole, vous coupe du monde, de votre famille, de vos amis, de tous ceux qui pourrait être un refuge. 

Il contrôle vos finances, il vous rend dépendante.

Alors, vous commencez à douter, à vous excuser, à adapter votre comportement pour ne pas lui déplaire, à vous effacer

Vous regardez par-dessus votre épaule, vous vérifiez l’heure, vous pesez chaque mot. 

Et au bout du chemin, il ne reste plus que lui. 

Lui seul pour vous « aimer ». 

Lui seul pour vous « comprendre ». 

Lui seul pour vous « protéger ». 

Le piège s’est refermé.

C'est alors que la violence physique ou sexuelle trouve tout l’espace pour se déployer. 

Sans résistance possible, sans témoin, sans issue. 

Et que l’on ne s’y trompe pas : le contrôle coercitif ne connaît ni statut ni milieu social. 

La France ne peut plus ignorer cette mécanique implacable, cette stratégie qui broie les femmes et laisse les bourreaux impunis.

Nous avons le pouvoir d’agir. 

Nous avons le devoir d’agir. 

Je salue la manière avec laquelle la commission des lois a travaillé sur cet article et je suis favorable à l’écriture que vous avez déterminée.

***

Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs,

Nous avons trop longtemps exigé des victimes qu’elles se battent seules

Trop longtemps attendu qu’elles trouvent la force de dénoncer, d’affronter, de survivre. 

La lutte contre les violences ne peut plus être leur fardeau

Elle doit être notre responsabilité. 

La République doit entendre toutes les victimes, déjouer toutes les stratégies des agresseurs et les sanctionner implacablement

Tel est notre combat

Et aujourd’hui nous pouvons gagner une nouvelle bataille.

Je vous remercie.

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